Shim Chong, fille vendue – Hwang Sok-yong

Titre original : Shim Chong, Yongkoteu kil
Traduction (coréen) : Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet
Editions Points, 2010, 558 pages

 

 

Les premières phrases :
Elle sombrait dans les abysses. Au plus ténébreux des profondeurs de la mer, elle ondoyait sur un voile de soie animé d’une légère oscillation. Une sorte de muraille s’étirait devant ses yeux comme si elle s’enfonçait dans la béance vertigineuse d’un puits.

 

L’histoire :
Chong est arrachée à 15 ans à son pays natal, la Corée (Kaoli) : son père aveugle la vend à des trafiquants chinois, qui la mènent en bateau jusqu’à Nankin, où elle devient la concubine de Maître Chen, un riche vieillard au corps flasque et décrépi. A la mort de ce dernier, elle entre au Pavillon des Bonheurs et des Plaisirs de Jinjiang, où elle travaille en tant que prostituée/courtisane pour rembourser sa dette. Sa vie ne sera par la suite qu’une longue série d’aventures et de péripéties, qu’elle traversera la tête haute, malgré la misère et les humiliations.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Séduite par une quatrième de couverture intrigante et prometteuse, c’est avec un enthousiasme avide mêlé de curiosité que je me suis jetée sur ce roman coréen, espérant ainsi satisfaire d’un coup d’un seul mon goût pour la culture asiatique et les grandes fresques historiques. Je n’ai pas eu à regretter cet élan, puisque j’ai littéralement a-do-ré cette histoire, après un début quelque peu hésitant (il m’aura fallu quelques chapitres pour m’habituer au rythme particulier et parfois déconcertant du récit). Hwang Sok-yong signe un très beau roman polymorphe, dont le souffle épique nous invite à suivre les traces d’une jeune paysanne coréenne, entraînée bien malgré elle dans un ample et douloureux périple.

 

Nous sommes propulsés dans la Chine impériale de la seconde moitié du XIXème siècle. Les guerres de l’opium font rage, et l’auteur fournit de nombreux éléments historiques (que j’imagine bien documentés), permettant de mieux cerner le contexte. Le roman évoque notamment le commerce international, et le rôle joué par les Occidentaux, de plus en plus présents en Extrême-Orient et en Asie du Sud-Est. Il est courant de voir ces jeunes européens prendre sur place des concubines locales, dont ils s’achètent les faveurs et la compagnie pour la durée de leur séjour. Shim Chong, fille vendue est aussi l’histoire d’une femme hors du commun, dont le destin et les aventures ne constituent finalement qu’un prétexte pour dresser un état des lieux plus général du sort réservé aux courtisanes et aux prostituées, considérées comme une vulgaire marchandise, que l’on se revend sans état d’âme pour en tirer les bénéfices. Bienvenue dans l’ère de l’esclavage sexuel ! L’argent est d’ailleurs une préoccupation majeure, omniprésente dans le discours des différents protagonistes. Il faut payer pour acheter sa liberté, payer pour user à sa guise du corps de malheureuses jeunes filles à peine pubères, et le commerce de chair humaine semble sans limites.

 

Hwang Sok-yong décrit avec réalisme le pénible travail des prostituées, sans en édulcorer la violence. Cela commence dès le début du roman, avec des scènes de sexe très crues entre la jeune Chong, rebaptisé Lenhwa (“lotus”) suite à son enlèvement, et le vieux Chen, lequel présente bien peu d’attraits pour une jeune adolescente au désir bourgeonnant. Les choses ne feront qu’empirer par la suite, et le récit compte quelques scènes particulièrement choquantes, où l’on prend toute la mesure de la détresse vécue par les filles des maisons closes. Cela s’apparente parfois à du travail à la chaîne, notamment lorsqu’un gros bateau accoste sur l’île où se trouve le bordel de Chong (les ports ouverts aux occidentaux voient débarquer des centaines de matelots, avides d’opium et de sexe). Les filles doivent alors recevoir les clients sans relâche, ce qui les place dans un état d’épuisement physique et moral des plus extrêmes, sans compter les risques de maladies vénériennes et de grossesse… Pour s’en sortir, une seule solution : rembourser sa dette en économisant ses gages, à moins qu’un riche occidental ne décide de faire de vous sa concubine attitrée (ce qui n’est pas forcément un sort plus enviable, bien que les difficultés s’en trouvent alors amoindris).

 

Shim Chong, fille vendue se déroule dans un milieu particulièrement sordide, celui des maisons de plaisirs et des fumeries d’opium, dont on découvre peu à peu le fonctionnement. Chaque maison obéit à ses propres règles, et toutes n’ont pas le même standing, mais il s’agit dans tous les cas d’un milieu fortement codifié et hiérarchisé. Les courtisanes ont des statuts très divers, et la meilleure d’entre elles (hwajia) peut espérer un sort plus enviable que celui de ses comparses. On cultive des arts comme la musique ou le chant pour accéder aux plus hautes positions, et charmer les clients hauts placés. Le plus frappant est ce mélange permanent de raffinement et de misère, la sophistication et le maquillage élaboré des geishas ne pouvant bien sûr faire oublier l’exploitation sexuelle dont elles sont les victimes. Il va sans dire que j’ai trouvé tout cela fort intéressant !

 

Chong n’est cependant pas la plus mal lotie. Ses charmes et ses (nombreux) talents, qu’ils soient d’ordre sexuel ou artistique, combinés à un caractère têtu et très affirmé, lui permettent d’échapper aux situations les plus sordides, et lui laissent entrevoir une porte de sortie (chance que ne connaîtront pas la plupart de ses “camarades”, plus fragiles psychologiquement et physiquement, et très vite broyées par le poids de cette existence misérable). Lenhwa sera pourtant vendue à plusieurs reprises, passant de bordel en bordel, de concubin en concubin, et connaîtra moult souffrances, sans pour autant sacrifier son amour-propre. Cette jeune femme fière et farouchement indépendante reste maîtresse de ses décisions en toute circonstance, et son énergie communicative lui attire inévitablement la sympathie du lecteur, qui se prend à rêver d’un meilleur destin pour cette étonnante créature, qui restera pour moi l’une des figures féminines les plus marquantes qu’il m’ait été donné de croiser en littérature au cours des dernières années. On suit en tout cas ses aventures avec passion, et les 550 pages se lisent avec une grande facilité.

 

Dernier point : j’ai aimé le dépaysement procuré par ce roman, qui nous fait voyager à travers l’Asie, de Corée jusqu’en Chine, de Singapour à Nagasaki, en passant par les îles du royaume de Ryūkyū (devenues par la suite Okinawa), qui permettent à l’auteur d’évoquer le monde des samouraïs et l’emprise croissante du Japon sur la région. Chaque nouvelle destination est marquée pour Chong par un changement de nom, qui sera tour à tour Lenhwa, Lenka, ou encore Madame James.Bref, je reconnais avoir eu un petit coup de coeur pour ce très beau texte, inspiré d’une légende coréenne, dont Hwang aura finalement gommé tout le merveilleux, pour n’en retenir que les aspects les plus terriblement réalistes. Je suis convaincue du talent de cet auteur, lui-même marqué par la guerre (né en Corée du Nord et exilé en Corée du Sud avec sa famille en 1947, il participera ensuite à la guerre du Vietnam, de sinistre mémoire), et désormais très engagé dans son combat militant en faveur des droits de l’homme. J’ai lu plusieurs critiques évoquant Zola et Nana à propos de ce roman : la comparaison n’est pas absurde, et l’on retrouve effectivement chez Hwang Sok-yong des traces de ce naturalisme cher à notre cher Emile, lui-même très attentif au malheur et à la misère du peuple français.
 
Une superbe fresque historique et sociale, portée par une héroïne hors du commun. Coup de coeur.

 

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Livre chroniqué dans le cadre du Printemps coréen, organisé par notre amie Coccinelle.
 
Et hop, nouvelle étape de mon Tour du Monde, pour le challenge Myself de Romanza.

 

 

 

8 thoughts on “Shim Chong, fille vendue – Hwang Sok-yong

    1. Ouh là là, quelle pression sur mes frêles épaules ! Tous les avis ne sont pas aussi enthousiastes que le mien, mais j'ai vraiment bien accroché au style et à la personnalité de l'héroïne. J'espère qu'il te plaira.

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