Bohemian Flats – Mary Relindes Ellis

Titre original : The Bohemian Flats
Traduction (américain) : Marc Auligny
Belfond, 2014, 437 pages

 
Les premières phrases :

Il est du mauvais côté du fleuve. Il jauge la profondeur du Mississippi et réfléchit à la force du courant en cet endroit.

 

L’histoire :
Augsburg, 1881. Albert et Raimund Kaufmann, fils de fermiers, vivent les premières années de leur adolescence, et font la connaissance de la très érudite (et atypique) famille Richter, qui prend en charge leur éducation culturelle. Albert s’éprend de Magdalena Richter, qu’il finit par épouser, bien que cette dernière soit victime de commérages bien peu rationnels de la part de la population locale. Les temps sont durs dans l’Allemagne du Kaiser, et les perspectives d’avenir sont bien sombres pour cette génération, qui nourrit des rêves d’évasion. Raimund prend son destin en main à l’âge de seize ans, et s’enfuit pour échapper à son détestable frère aîné Otto, qui vient d’hériter de la ferme familiale, et entend régner en maître absolu sur la tribu Kaufmann. Ivre de liberté, Raimund finit par échouer à Minneapolis, où il se fait engager comme ouvrier dans une minoterie, avant d’emménager dans une minuscule bicoque délabrée des Flats, sorte de village hétéroclite et cosmopolite en bordure du Mississippi. Une nouvelle vie commence pour Raimund, fasciné depuis toujours par le Rêve américain. Une vie qu’il espère partager bientôt avec la famille de son frère Albert, à qui il demande sans relâche de venir le rejoindre…

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Je voulais depuis longtemps lire Wisconsin, premier roman de l’auteur, quand Bohemian Flats s’est subitement retrouvé entre mes mains (merci aux éditions Belfond, ainsi qu’à Babelio). Je n’allais pas cracher sur cette opportunité, d’autant plus que la quatrième de couverture laissait augurer le meilleur concernant cette fresque familiale aux thèmes plus que prometteurs. L’Allemagne à l’aube du XXème siècle… L’immigration vers le Nouveau Monde… Les projets d’avenir de jeunes gens épris de liberté… La Première Guerre Mondiale… Il n’en fallait pas plus pour exciter ma curiosité !

 

J’ai grandement apprécié l’écriture et le ton de ce joli roman, qui retrace le parcours d’une famille allemande sur plusieurs décennies. Bohemian Flats s’ouvre sur les souvenirs d’enfance de Raimund, qui grandit dans la ferme de son père, brasseur mal dégrossi de la petite ville bavaroise d’Augsburg. L’obscurantisme et la malveillance d’une part non négligeable de la population de cette charmante bourgade m’ont dans un premier temps rappelé le village luthérien du très beau film de Michael Haneke, Le Ruban Blanc, même si le récit nous entraîne ensuite dans une toute autre direction. Nous faisons très vite la connaissance des Richter, intellectuels tolérants et ouverts d’esprit, qui serviront de mentors à Raimund et Albert. Ces derniers développent ainsi les qualités nécessaires à leur future émancipation, et se prennent à rêver de liberté et de grands espaces. Il faut dire que les Etats-Unis font alors figure de terre promise, dans cette “vieille” Allemagne impériale en proie à de graves difficultés économiques. Condamné à devenir (au choix) prêtre ou soldat (entre les deux, mon coeur balance), Raimund sera le premier de la fratrie à embarquer pour le Nouveau Monde, sans un regard vers la mère-patrie (oh, le petit ingrat !).Ainsi se termine la première partie (soit une centaine de pages), qui est d’ailleurs celle que j’ai préférée dans le roman (les suivantes étant nettement plus inégales). Nous retrouvons ensuite Raimund en Amérique, alors que celui-ci découvre sa nouvelle ville d’adoption. Le jeune homme s’installe au coeur des Flats de Minneapolis, curieux melting-pot d’immigrés de nationalités diverses. Mary R. Ellis évite les clichés, et le récit évolue de façon surprenante, entraînant le lecteur dans des directions inattendues. La romancière tisse une subtile alternance de périodes de relative quiétude et de drames soudains, qui surgissent au moment où l’on s’y attend le moins, créant ainsi de brutales ruptures dans la trame narrative. Les personnages acceptent toutefois ces catastrophes avec résignation, et le roman est tout sauf larmoyant, les déconvenues paraissant somme toute inévitables à l’échelle d’une vie. Tous traversent les épreuves avec dignité, ce qui n’empêche pas de ressentir la souffrance éprouvée par ces hommes et ces femmes, parfois durement touchés par les aléas de l’existence.
 
Bohemian Flats semble plus optimiste que Wisconsin (si j’en crois les chroniques publiées par mes amies blogueuses), mais n’en demeure pas moins empreint de mélancolie, de résignation et de regrets. J’ai été touchée par la sobriété de ce récit plein de pudeur et de retenue, qui évoque avec justesse le thème du déracinement, ainsi que la difficulté d’être allemand au XXème siècle. Raimund, Albert et Magdalena sont des personnages éduqués et attachants, qui renoncent à une part d’eux mêmes en quittant l’Allemagne. Les liens familiaux demeurent cependant plus forts que tout, et les Kaufmann ne tardent pas à nouer de nouvelles relations affectives avec leurs voisins des Flats, où la notion d’entraide n’est pas un vain mot ! Les personnages secondaires sont à peine esquissés, et cependant très réussis (je pense par exemple à la tchèque Alzbeta Dvorak, matriarche de la petite communauté, ou encore aux finlandais Kyle et Aino, qui deviendront très proches de Magdalena et Albert). J’ai en revanche été moins emballée par l’évocation du “don” de Magdalena, probablement transmis par sa mère d’origine tzigane, mais il faut dire que je n’accorde que peu d’intérêt aux croyances occultes de façon générale ; cela reste néanmoins assez subtil, et finalement très secondaire dans le roman (heureusement pour moi).
 
On peut sans doute reprocher à l’auteur un style un peu plat, ainsi qu’un regard parfois trop distancié sur les événements relatés, ce qui pourrait être perçu par certains comme un manque d’émotion ou d’empathie. Je ne l’ai cependant pas ressenti de cette manière, et je trouve que ce détachement est au contraire l’un des atouts majeurs du roman. Mary Relindes Ellis parvient ainsi à balayer près de quatre-vingt années d’histoire familiale, à coup d’ellipses et d’événements-clés judicieusement choisis. Ce choix narratif est à l’image de la vie elle-même : le temps passe (trop vite), les personnages mûrissent, traversent des époques et des lieux variés, apprennent de leurs expériences passées, et se retrouvent finalement seuls avec leurs souvenirs, sans avoir vu les années défiler…

Le destin de la famille Kaufmann/Richter n’est de toute évidence qu’un prétexte, qui permet à la romancière américaine d’aborder avec intelligence des sujets très divers, comme l’abolitionnisme, le sort des indiens d’Amérique ou encore la religion. Elle dévoile l’envers du Rêve américain, entre espoirs réalistes et utopie illusoire, et fournit également quelques éléments d’explication quant à la situation politico-économique de l’Allemagne sous le règne du Kaiser Guillaume II. Des personnages clés du roman se retrouveront par ailleurs plongés au coeur de la tourmente de la Première Guerre Mondiale (vous imaginez sans peine à quel point j’étais contente de lire ces chapitres, malheureusement trop vite expédiés à mon goût). Bohemian Flats traite aussi (entre autres) du racisme ordinaire, de la difficulté à faire cohabiter cultures et croyances sans ployer sous le poids des préjugés, de l’attachement à la terre, ou encore des relations parents-enfants, qu’elles soient fusionnelles ou conflictuelles. Cette profusion m’a plu, mais j’ai toutefois ressenti un léger sentiment de frustration devant le manque d’approfondissement des thèmes développés, dont la plupart ne sont que survolés.
 
Je conclurai ce (bien trop long) billet en réaffirmant mon attachement à ce roman qui, sans être un chef d’oeuvre, m’aura en tout cas procuré quelques heures de bien agréable lecture. Mary Relindes Ellis développe un univers d’une grande richesse thématique, et fait preuve de belles qualités narratives. Je continuerai assurément à suivre cet auteur plein de promesses !

 

Une fresque familiale toute en pudeur et en délicatesse. Très intéressant.

 

Merci à Babelio et aux éditions Belfond !

 

L’avis de Manu.