Les âges sombres – Karen Maitland

Titre original : The Owl Killers
Traduction (anglais) : Pierre Demarty (2012)
Editions Sonatine, 2009, 670 pages

 
Les premières phrases :

Giles savait qu’ils viendraient le chercher, tôt ou tard. Il ne savait pas où ni quand, il ne savait pas quel serait son châtiment, mais il savait qu’il y en aurait un. Une chouette morte avait été laissée sur son perron pendant la nuit. Il ne les avait pas entendus la déposer ; on ne les entendait jamais. Mais à l’aube, alors qu’il quittait sa chaumière pour partir travailler dans les champs du Manoir, il l’avait trouvée là, trempée par la pluie de la nuit. Leur signe. Leur avertissement.

 

L’histoire :
(résumé de la quatrième de couverture)
1321. Les habitants d’Ulewic, une petite cité isolée de l’est de l’Angleterre, sont sous le joug de leur seigneur et de l’Église, celle-ci ayant supplanté, depuis quelques années, le paganisme qui régnait dans la région. Non loin du village s’est installée une petite communauté chrétienne de femmes, des béguines originaires de Belgique. Sous l’autorité de Servante Martha, elles ont jusqu’alors été assez bien tolérées. Mais les choses commencent à changer. Le pays connaît en effet des saisons de plus en plus rigoureuses, les récoltes sont gâchées, les troupeaux dévastés et le besoin d’un bouc émissaire se fait sentir. Neuf hommes du village, dont on ignore l’identité, vont profiter de la tension qui commence à monter pour restaurer un ordre ancien et obscur. Renouant avec de terribles rites païens, usant de la terreur, du meurtre et de la superstition, ils vont s’en prendre aux béguines, qui devront les démasquer et élucider les secrets du village avant que la région ne soit mise à feu et à sang.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Karen Maitland confirme avec ce second roman son incroyable talent de conteuse. Les âges sombres se déroule dans un Moyen-Age grisâtre et boueux, ravagé par la famine et les épidémies. Les descriptions très réalistes permettent une immersion rapide et efficace dans l’univers créé par l’auteur, qui maintient tout au long du récit une ambiance lourde et oppressante. L’intérêt du roman ne réside pas tant dans son intrigue, intéressante mais parfois un peu floue, que dans l’évocation du quotidien des villageois et des béguines.Un quotidien placé sous le signe de la peur et de la barbarie, qui voit s’enchaîner les catastrophes et les actes de violence. Nul n’est épargné : tempête, inondations, anthrax, viols, sacrifices humains… L’Eglise ne peut venir en aide à ses ouailles, et persécute les plus démunis, qui ne peuvent s’acquitter du paiement de leur impôt. Le père Ulfrid, qui bénéfice dans un premier temps de la compassion et de la sympathie du lecteur, se montre de plus en plus odieux et faible au fur et à mesure que l’on avance dans le récit, cédant aux pressions du commissionnaire de l’évêque, ainsi qu’aux menaces de l’intendant du seigneur local. Le roman donne une vision peu reluisante de l’Eglise catholique, qui semble complètement dépassée, et totalement inapte à assurer le bien-être matériel et spirituel de ses paroissiens. On découvre au fil des pages le sort réservé aux lépreux ou aux hérétiques, ainsi que l’hypocrisie d’une institution avant tout avide de pouvoir.
 
Comme dans La Compagnie des Menteurs, l’auteur accorde une large place à la sorcellerie d’une part, aux croyances et aux superstitions d’autre part. Les Maîtres-Huants s’engouffrent dans la place laissée vacante par l’Eglise, et usent de ces croyances pour terroriser et dominer la populace, en ayant parfois recours à des rites païens, impliquant généralement des sacrifices humains ou animaux. Cette dimension surnaturelle est évidemment intéressante, mais ce ne sont cependant pas les passages que j’ai préférés.
 
Je me suis davantage intéressée à la vie quotidienne des villageois. J’ai ainsi appris moult détails intéressants concernant le travail dans les marais salants, la pratique des avortements, ou encore le tannage du cuir (figurez-vous que les crottes de chien étaient très prisées, parce qu’elles permettaient de purifier les peaux avant de les traiter). La narration à cinq voix fait intervenir cinq personnages différents dans une succession de courts chapitres, ce qui permet d’explorer des aspects variés de la vie au village d’Ulewic. La petite Pisseflaquette n’a évidemment pas le même regard sur les événements que le père Ulfrid ou que la jeune Osmanna, fille du seigneur D’Acaster, “confiée” au béguinage par son propre père après avoir été la victime d’un viol sordide.

 

Venons en maintenant à la partie la plus originale du roman (la transition est toute trouvée) : j’ai fortement apprécié les chapitres se déroulant dans le béguinage, qui développent un aspect relativement méconnu de la vie au Moyen-Age. Je connaissais ce terme, sans forcément savoir exactement ce qu’il recouvrait, à savoir des communautés autonomes exclusivement féminines, capables de subvenir à leurs propres besoins par l’agriculture ou le commerce. Les premiers béguinages virent le jour en Flandre, avant de s’étendre à d’autres pays européens. Les Martha du roman ont ainsi quitté la belle et hospitalière ville de Bruges pour s’établir dans un village reculé d’Angleterre, où elle ont bien du mal à faire admettre leur existence. Organisées selon une hiérarchie bien définie (à chacune son domaine de compétence et ses attributions), les béguines prennent elles-même en charge l’éducation et les soins médicaux de leurs nouvelles recrues, allant même jusqu’à s’administrer mutuellement les sacrements (ce qui n’était, on s’en doute, pas du goût de l’Eglise catholique, elle-même exclusivement masculine). Instruites et consciencieuses, elles recueillent les nécessiteux, et conduisent leur propre réflexion concernant leur foi et leurs pratiques religieuses, ne craignant pas d’être excommuniées.Le béguinage d’Ulewic est placé sous la responsabilité de Servante Martha, bien secondée par Guérisseuse Martha, Concierge Martha, Cuisinière Martha, Marchande Martha ou encore Bergère Martha, ainsi que par quelques jeunes aspirantes Martha. J’ai été séduite par la vie de ces femmes courageuses et attachantes, qui suscitent l’opprobre de leurs voisins en se comportant de façon proprement scandaleuse. Songez donc ! Ces démons osent conserver une relique du Christ entre leurs murs, et vont même jusqu’à accueillir à bras ouverts un lépreux que le père Ulfrid lui-même avait condamné à une vie d’errance solitaire. Tous les fléaux du village leur sont dès lors imputables, et c’est vers les Martha que se dirigera désormais la colère des Maîtres-Huants.
 
Pour résumer : j’ai beaucoup aimé ce roman. On se laisse très vite emporter par l’ambiance moyenâgeuse,  reconstituée avec panache par un auteur à la plume très agréable. Karen Maitland compose une intrigue captivante et parsemée de détails originaux, portée par des personnages complexes et variés, plus vrais que nature. Tous ces éléments font qu’il est rigoureusement impossible de lâcher le livre après l’avoir commencé. Le dénouement est un peu décevant, mais je crois que j’ai tout de même préféré ce second opus, qui me parait plus abouti que La Compagnie des Menteurs (lui-même excellent, mais dont certains aspects m’avaient un peu gênée).

 

Vivement le prochain Maitland !

 

Un excellent roman médiéval aux accents de thriller surnaturel.
 
———————————————
 

 
Et un de plus pour le challenge Voisins Voisines d’Anne !
 

6 thoughts on “Les âges sombres – Karen Maitland

  1. Je m'étais déjà promis de lire "La compagnie des menteurs", et celui-là me tente aussi. J'ai travaillé pour mon mémoire d'histoire sur une sainte belge, une béguine sans l'être encore, une femme qui voulait aimer dieu et le prier et qu'on lui fiche la paix (en gros, hein). Alors tu penses que ce roman-là m'intéresserait sérieusement…

  2. J'aimerais beaucoup découvrir cette romancière, moi aussi ! Et quand le deuxième roman est bon, comme le premier, on ne peut qu'être heureux, me semble-t-il…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *