Les falsificateurs / Les éclaireurs – Antoine Bello

ebook Folio, Gallimard, 2007/2009, 592 pages/496 pages
Deuxième tome en lecture commune avec Galéa.

 

La première phrase :
 
« Félicitations, mon garçon, dit Gunnar Eriksson en me regardant parapher mon contrat de travail. Voilà qui fait de vous l’un des nôtres. »

 

L’histoire :
Reykjavik, septembre 1991. Il était une fois un jeune diplômé en géographie. Idéaliste et ambitieux, Sliv Dartunghuver cherche un emploi à la hauteur de ses compétences, et échoue d’abord dans le cabinet d’études environnementales dirigé par Gunnar Eriksson, avant de se faire recruter comme agent pour le compte du mystérieux CFR, organisation secrète aux ramifications planétaires. Sliv gravit progressivement les échelons du Consortium de Falsification du Réel, dont il devient l’un des meilleurs agents. Son rêve demeure toutefois de pouvoir accéder un jour au Comité Exécutif, dont les membres sont seuls à connaître la finalité ultime du CFR.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Si vous aimez les romans inclassables, ambitieux et inventifs, reposant sur une intrigue bien construite ainsi que sur des personnages attachants et travaillés, alors vous devriez apprécier Les falsificateurs et Les éclaireurs, qui constituent les deux premiers tomes d’une trilogie que je recommande sans modération. Antoine Bello signe une fiction intelligente et captivante, qui se démarque de la majorité de la production littéraire française, davantage portée sur l’auto-célébration ou l’auto-fiction prétentieuse et superficielle, plutôt que sur la création d’histoires et d’univers fictifs dignes de ce nom. Rares sont les auteurs qui osent jouer à fond la carte de l’imagination. Encore plus rares sont ceux qui parviennent à le faire avec autant d’aisance et d’intelligence !Le scénario repose sur un postulat totalement fantaisiste (?). Et si les vérités que nous tenons pour acquises n’étaient que mensonges ? Et si l’histoire du monde n’était qu’une vaste mystification orchestrée par le CFR, ou Consortium de Falsification du Réel ? J’ai évidemment adhéré à 100% à cette idée génialissime, d’autant plus que Bello ne ménage pas ses efforts pour nous faire croire à la réalité de cette organisation secrète, spécialisée dans la falsification des sources et la conception de vérités alternatives plus vraies que nature.
 
 

Les falsificateurs (premier tome)

 
Sliv Dartunghuver est islandais (déjà, ça partait bien !), et cherche à donner un sens à sa vie, après de brillantes études en géographie. On s’identifie aisément à ce personnage idéaliste et un brin naïf, dont l’ambition se heurte parfois aux incertitudes liées à la pratique de son nouveau métier. Le jeune homme connaît quelques crises de confiance, et se pose des questions d’ordre éthique et moral concernant le bien-fondé de son action au sein du CFR, mais il lui est malgré tout impossible de renoncer aux sensations exaltantes que lui procure son travail (difficile de trouver tâche plus stimulante sur le plan intellectuel). Vous l’aurez compris, j’ai trouvé le personnage particulièrement réussi (c’est souvent le cas avec les héros masculins, alors que je suis souvent déçue ou agacée par les héroïnes de romans).
 
Très vite reconnu (et célébré) comme étant l’un des agents les plus prometteurs de sa génération, Sliv trouve une rivale redoutable en la personne de Lena Thorsen, personnage glacial et hautain dont l’intelligence et la rigueur souffrent parfois d’un manque évident d’empathie et de sensibilité. Leur relation prend un tour complexe, entre attirance, respect, fascination et jalousie. Autour de ces deux-là gravitent de nombreux falsificateurs débutants ou chevronnés, de tous âges et de toutes origines. Formé par son mentor et ami Gunnar Eriksson, Sliv croise la route de l’indonésienne Magawati Donogurai et du soudanais Youssef Khrafedine, avec lesquels il construit une solide (et très sympathique) amitié cosmopolite. Tous trois s’entendent comme larrons en foire, même s’il leur arrive de se heurter à quelques divergences de vues, dont ils s’accommodent de bonne grâce. Bello fait du CFR une organisation très structurée, avec une hiérarchie clairement établie, regroupant des dizaines de milliers d’agents répartis aux quatre coins du globe. Les falsificateurs voyagent dans le monde entier, et les meilleurs d’entre eux suivent les cours de l’Académie de Krasnoïarsk, avant d’intégrer l’un des trois corps d’élite, ou de rester cantonnés à des tâches inférieures, néanmoins indispensables à la bonne marche de l’organisation. dont la sécurité et la confidentialité semblent quant à elles assurées par quelques barbouzes à la mine patibulaire.
 
Le plus intéressant demeure sans doute le travail réalisé par Bello autour de la préparation des dossiers, qui constitue l’essentiel du travail des agents du CFR. Ceux-ci oeuvrent sans relâche à la conception d’histoires crédibles et extrêmement imaginatives, décrites avec une rigueur méticuleuse par l’auteur (ce que j’ai considérablement apprécié). Le challenge est de taille : comment truquer la réalité sans que quiconque ne s’en aperçoive, afin que le scénario créé de toutes pièces devienne la seule et unique vérité aux yeux du monde ? Une bonne idée ne suffit pas, et il faut par conséquent falsifier les sources existantes, ou créer de nouveaux documents fiables, qui seront reconnus comme authentiques par les experts les plus tatillons. Cette “révélation” marque l’effondrement de toutes nos certitudes, et nous plonge dans un abîme vertigineux : il nous faut accepter la fragilité de vérités que nous tenions jusque là pour acquises, et remettre en question la fiabilité des sacro-saintes sources, figurant pourtant à la base de tout travail de recherche, sur quelque sujet que ce soit. Cela est d’autant plus troublant que les scénarios produits par le CFR couvrent tous les domaines, du plus anecdotique au plus complexe. Cette réjouissante diversité constitue d’ailleurs l’une des principales réussites du roman, qui saute avec une aisance confondante de l’histoire de Laïka au destin des Bochimans, tribu nomade vivant dans le désert du Kalahari, en passant par les origines et le devenir d’une petite ville d’émigrés grecs dans le Nebraska, la mystérieuse apparition d’un poisson inconnu dans les eaux du Pacifique, ou encore la légende existant autour d’un film allemand expressionniste totalement fictif (puisque tout droit sorti du cerveau de Sliv)… Certains scénarios sont sans conséquence, quand d’autres se révèlent de nature à bousculer l’ordre établi à l’échelle planétaire, et j’ai vraiment beaucoup beaucoup aimé cet aspect du roman. Je suis impressionnée par la polyvalence d’Antoine Bello, qui aborde des thématiques variées, se rattachant à des domaines aussi divers que l’histoire-géographie, l’économie, la biologie, la géopolitique, le cinéma ou la conquête spatiale.
 
Erudit, et cependant très accessible. Ludique, mais également très dense et profondément littéraire. Les falsificateurs surprend constamment, et se dévore avec fascination et amusement. Difficile de classer ce roman dans un genre particulier : vous y trouverez de l’action, des sentiments, de l’humour, une intrigue très romanesque et parfaitement maîtrisée, rappelant parfois l’ambiance de certains romans d’espionnage, le tout rédigé dans un style très très très prenant. Mélangez, et vous obtiendrez un savoureux cocktail, aux effets secondaires détonnants.
 
 

Les éclaireurs (second tome)

 
Le premier tome soulève davantage de questions qu’il ne donne de réponses, aussi étais-je très impatiente de découvrir la suite. Celle-ci commence par un résumé détaillé des Falsificateurs, ce qui m’a été très utile, dans la mesure où plusieurs mois s’étaient écoulés depuis la fin de ma lecture.
 
Ce deuxième opus m’a un peu moins plu que le premier, sans pour autant démériter. On retrouve les personnages tels que nous les avions laissés, avec leur failles, leurs certitudes, leurs doutes et leurs faiblesses. Sliv gravit peu à peu les échelons, et travaille désormais sur des dossiers à fort enjeu géopolitique, suite aux attentats du World Trade Center. Très ancré dans la réalité, le roman m’a semblé trop sérieux, là où Les falsificateurs mettait davantage en valeur l’aspect ludique d’une intrigue purement fantaisiste. Moins de surprises, moins de diversité : Bello perd en créativité ce qu’il gagne en profondeur, et je n’ai pas été totalement emballé par son approche un peu terne de la période post onze septembre, dont le manque d’originalité m’a déçue. Le roman souffre selon moi d’une petite baisse de régime d’une centaine de pages au milieu de l’ouvrage (je n’irais pas jusqu’à dire que je me suis ennuyée, mais ce n’est pas passé loin) : l’auteur multiplie les références à la politique américaine, et je pense avoir fait une overdose de Saddam et de Double You, d’autant plus que cela traîne en longueur. L’attrait de la nouveauté n’est plus là, et le rôle du CFR dans la création d’Al-Qaida ou la préparation de l’intervention militaire américaine en Irak (sous prétexte d’y découvrir d’hypothétiques armes de destruction massive) ne m’a pas convaincue.
 
Le roman nous réserve toutefois quelques très bons moments, à commencer par les retrouvailles entre Sliv et Lena, contraints de travailler ensemble pour faire admettre à l’ONU le Timor Oriental, un pays dont le CFR espère bien se servir comme couverture. Ce dossier des plus difficiles permet à Sliv de mettre à profit ses qualités de scénariste surdoué, et l’on observe avec ravissement le démiurge à l’oeuvre, emporté par l’ivresse d’un formidable élan créatif (ce qui n’est pas du goût de Lena, dont les talents de falsificatrice, certes moins spectaculaires, ne sont pas toujours reconnus à leur juste valeur). Comme dans Les falsificateurs, ce sont les scènes consacrées à l’invention et à la conception de scénarios fictifs que j’ai préférées dans Les éclaireurs. J’ai également beaucoup aimé le bref épisode consacré au sac de Nankin, qui nous invite à nous interroger sur la transmission de l’Histoire, ce qui me paraît essentiel, à une époque où les théories du complot et le révisionnisme ont le vent en poupe. Signalons enfin l’apparition d’un nouveau personnage féminin, dont je ne vous dirai rien, si ce n’est que j’ai vraiment beaucoup aimé cette Nina Schoeman au caractère bien trempé.
 
Nous l’avons vu : les agents du CFR sont consciencieux et entièrement dévoués à leur travail de falsification. Reste un problème de taille : pour quoi (et surtout pour qui) oeuvrent-ils ? Ne bénéficient-ils pas d’un pouvoir disproportionné ? Le CFR peut-il influencer la marche du monde ? Est-il en mesure d’orienter la politique d’un état, d’engendrer des guerres, ou au contraire résoudre des conflits ? Peut-on mentir au nom de l’intérêt collectif ? Last but not least : le CFR a-t-il une finalité ? (je suis sûre que vous vous êtes vous-mêmes posé la question !) Sliv n’a de cesse de trouver les réponses à toutes ces interrogations d’ordre moral, qui pourraient bien déboucher un jour sur la dissolution de l’organisation à laquelle il a voué sa vie. En quête de vérité, l’islandais en vient à douter de sa propre légitimité, et doit également affronter les critiques de ses amis, qui remettent en cause les choix effectués par le Comex, instance dirigeante suprême du CFR.
 
Le deuxième tome est dans l’ensemble moins excitant que le premier, mais la dernière partie est remarquable, et donne du corps et de l’ampleur à un roman par ailleurs assez fade, néanmoins transcendé par les révélations qui émaillent la fin du récit. Les éclaireurs prend alors des allures de conte philosophique vertigineux, dont il se dégage parfois une véritable émotion. Pari gagné pour Antoine Bello, qui parvient une nouvelle fois à nous surprendre, et assume jusqu’au bout l’énormité du dispositif mis en place. Force est de constater que rien n’est cousu de fil blanc dans cette histoire, qui se révèle bien plus riche que ce que l’on pouvait craindre.

 
 
Pour résumer…      
 

Un style fluide et maîtrisé, au service d’une histoire inventive et bien menée, brassant une impressionnante quantité d’informations sur des sujets divers et variés… Une intrigue foisonnante, dont les multiples rebondissements surprennent, et maintiennent le lecteur dans un état d’excitation permanente… Des personnages très humains, auxquels il est aisé de s’identifier… Pas étonnant que je sois aussi enthousiaste !
 
Les falsificateurs et sa suite forment un ensemble dense et très cohérent, malgré les faiblesses (relatives) des Eclaireurs, dont on ne saurait toutefois nier la portée philosophique et humaniste. Ces deux ouvrages constituent de mon point de vue le chef d’oeuvre d’un écrivain polyvalent, dont j’ai également apprécié Eloge de la pièce manquante et Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet, deux romans policiers atypiques à la construction surprenante. Espérons que le troisième (et dernier) tome sera à la hauteur ! Je serai vite fixée, puisque je me suis frénétiquement jetée sur Les Producteurs quelques jours à peine après sa sortie. Je vous en dis plus très prochainement.
 
 
Un début de trilogie enthousiasmant, malgré une baisse de régime dans le deuxième opus.
Coup de coeur !

 
N’hésitez pas à consulter les billets de notre Galéa préférée, qui a adoré le premier tome (je n’ai pas lu son billet, pour ne pas me laisser influencer), et qui publiera en même temps que moi son avis sur le deuxième.
 

10 thoughts on “Les falsificateurs / Les éclaireurs – Antoine Bello

  1. j'adore ta photo!
    pareil pour moi, c'est un coup de coeur, avec quand même un petit bémol pour le 2e volume… tellement hâte de lire "Les producteurs"!!

  2. Pareil, un peu moins emballée par le deuxième, mais j'attends le troisième (mais à quoi sert ce CFR?) ^_^
    N'hésite pas à lire Roman américain, en dépit d'une apparence brute au départ, c'est excellent!

  3. Comme je te disais hier, je trouve ton billet formidable (hyper construit, cohérent, complet etc…), je crois vraiment que nous en avons eu la même lecture finalement même si je suis moins dure que toi sur le tome 2, car je trouve vraiment qu'il y a une dimension assez bouleversante dans cet opus. Nous avons eu le même coup de coeur pour Nina, j'espère que nous la retrouverons dans le 3. Merci de m'avoir attendu ma chère Léo, alors que j'ai tant traîné à finir mon billet. Allez rendez-vous pour les Producteurs. Plein de bises copinette

  4. J'ai beaucoup aimé aussi, et même si j'aime l'auto-fiction et la littérature nombriliste, je te rejoins sur le fait que de temps en temps un écrivain qui nous raconte des histoires ça fait du bien. J'ignorais par contre que le troisième était sorti, j'ai (théoriquement) largement de quoi lire en attendant la sortie en poche, mais franchement je suis quand même très tentée. Si je le croise dans une librairie c'est pas sûr que je puisse me retenir !

  5. J'avais dévoré les falsificateurs mais je n'ai toujours pas pris le temps de lire la suite. Ton billet très complet ainsi que la parution des producteurs ne peuvent que m'encourager 🙂

  6. "ambitieux et inventif" ! tu donnes vraiment envie ! il me semble que titine aussi avait aimé ! Je me lancerai peut-être dans l'un des deux romans pour commencer

  7. J'ai déjà lu l'avis de Galéa et tu achèves de me convaincre.
    J'ai tendance à fuir les auteurs français contemporains pour les raisons que tu cites au début de ton billet, du coup j'étais complètement passée à côté de cet auteur. Je note pour quand j'aurai terminé "Black-Out" également repéré chez toi (j'ai adoré le tome 1).

  8. J'ai les deux chez moi. Et bon, j'ai adoré le roman de l'auteur que j'ai lu (Enquête sur la disparition d'Emilie Brunet) du coup, c'Est officiel que je vais les lire!

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