Des larmes sous la pluie – Rosa Montero

Titre original : Lagrimas en la lluvia
Traduction (espagnol) : Myriam Chirousse
Editions Métailié, 2013 (2011), 402 pages

 
Les premières phrases :

Bruna se réveilla en sursaut et se rappela qu’elle allait mourir.
Mais pas maintenant.

 

L’histoire :
Madrid, 2109. La réplicante Bruna Husky enquête sur la mort mystérieuse et violente d’une poignée de techno-humains, tous emportés par de surprenantes et inexplicables crises de folie meurtrière. Coïncidence malheureuse, ou première manifestation visible d’un vaste complot visant à raviver la haine entre espèces ?  Difficile de ne pas céder à la paranoïa ambiante ! La jeune détective va se retrouver confrontée à ses propres angoisses, dans un climat particulièrement tendu et hostile.

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Quel plaisir de retrouver Rosa Montero dans un nouveau roman ! La géniale et toujours inspirée créatrice du Roi Transparent et du Territoire des Barbares se renouvelle de façon surprenante à chaque ouvrage, et j’éprouve toujours autant de satisfaction à la lire. J’ai pourtant été très surprise lorsque j’ai découvert le thème de ce dernier opus, à des années lumière de l’univers moyenâgeux dans lequel évoluait la jeune Léola dans Le Roi Transparent. La romancière espagnole nous propose cette fois de la suivre dans une intrigue futuriste, vaguement inspirée de Blade Runner, mêlant subtilement ambiances de polar et de SF. Il n’en fallait pas plus pour éveiller ma curiosité !

 

A celles et ceux d’entre vous qui objecteraient  que “la SF, ce n’est pas pour eux”, je répondrai qu’ils auraient bien tort de se priver de la lecture de ce formidable roman, dont les problématiques et l’ambiance paranoïaque sont en réalité très proches de celles du monde dans lequel nous vivons. Je rappelle que j’ai moi-même été longtemps réfractaire à la SF, avant que certaines lectures bien choisies ne me permettent d’élargir mon univers littéraire, et même de trouver quelque intérêt à un genre que j’avais jusque là relégué au quarante-deuxième rang de mes préoccupations (clin d’oeil à mes amis geeks fans de H2G2). J’ai notamment lu il y a une bonne dizaine d’années le célèbre roman de Philip K. Dick à l’origine du film de Ridley Scott (titre original : Do androïds dream of electric sheeps ?), auquel Rosa Montero rend ici explicitement hommage. Le lecteur averti s’amusera des nombreux clins d’oeil qui émaillent le roman, le plus visible d’entre eux étant évidemment la présence de réplicants évoluant au milieu des humains. Plus subtil : le titre, qui fait référence au monologue de Rutger Hauer dans les dernières minutes du film, plus connu sous le nom de “Tears in rain soliloquy”.

 

“I’ve seen things you people wouldn’t believe. [laughs] Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched c-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate. All those moments will be lost in time, like [coughs] tears in rain. Time to die.”

 

Nous voici propulsés à l’aube du XXIIème siècle, plus précisément en l’an 2109 (Blade Runner se déroulait en 2019 : hasard ou coïncidence ?), dans un monde à la fois très proche et très différent du nôtre. Les Etats-Unis de la Terre tentent de maintenir un semblant d’ordre sur une planète au bord du chaos, fragilisée par les nombreux bouleversements liés au réchauffement climatique. Les événements les plus marquants du XXIème siècle nous sont présentés par le biais des Archives Centrales, qui interrompent le cours du récit pour faire le point sur la situation géopolitique et technologique du monde dans lequel évolue la réplicante Bruna Husky. J’ai beaucoup aimé ces passages, que j’ai lus avec enthousiasme et avidité ! On découvre par exemple que la Terre est désormais entourée de deux mondes flottants artificiels et déjà surpeuplés, tandis que certaines planètes lointaines ont pu être colonisées, dans le but d’en exploiter les ressources. Les progrès scientifiques ont permis des avancées majeures dans le domaine de la conquête spatiale, également facilitée par le perfectionnement des dispositifs de téléportation, et les tâches les plus pénibles et/ou dangereuses sont désormais confiées aux techno-humains, les fameux réplicants, androïdes ultra-perfectionnés dotés de souvenirs artificiels et “condamnés” à effectuer pendant toute la durée de leur courte vie (une dizaine d’années seulement) les missions pour lesquelles ils ont été créés.

 

La grande réussite du livre consiste à projeter dans cet univers futuriste inventif et cohérent les valeurs et les enjeux de l’époque actuelle. Les problèmes soulevés par le roman entrent en résonance avec la situation que nous connaissons aujourd’hui, et il y a là matière à une passionnante réflexion. Bienvenue dans un monde où l’air payant fait désormais l’objet d’odieuses spéculations, monde dans lequel les plus pauvres se voient ipso facto relégués dans d’étouffants ghettos pollués, où ils croupissent en attendant de succomber à une mort précoce, sans jamais avoir aperçu le Soleil. Bienvenue dans un monde où les villes côtières sont désormais enfouies sous les eaux et exploitées par les professionnels du “tourisme humide”, qui les font visiter chaque année à des millions de vacanciers impatients de découvrir les anciennes Manhattan ou Amsterdam, fleurons d’une époque désormais révolue. Bienvenue dans un monde ravagé par les guerres et les famines, qui tente de retrouver un fragile équilibre après avoir connu d’innombrables luttes fratricides pendant toute la durée du XXIème siècle.Le réchauffement climatique a considérablement modifié nos modes de vie, et de nombreuses espèces animales ont disparu (la viande est d’ailleurs remplacée par divers ersatz dans l’alimentation de nos  futurs descendants). Les ours polaires se sont TOUS noyés, et l’on prend désormais des douches de vapeur, tandis que la végétation des villes se résume à quelques dizaines d’arbres artificiels, regroupés dans des “parcs-poumons”. Tout cela nous renvoie à nos propres préoccupations écologiques, à l’heure ou l’humanité se retrouve confrontée aux choix les plus importants de son histoire. Le roman de Rosa Montero fourmille de détails pertinents, souvent amusants, parfois effrayants, qui rendent crédible le monde dans lequel évolue Bruna. La jeune réplicante mène son enquête dans une Madrid qui nous semble à la fois étrange et familière, et force est de constater que l’espèce humaine n’a que peu évolué depuis le début du nouveau millénaire. Des larmes sous la pluie dresse le portrait d’une société paranoïaque, en proie à l’intolérance et au racisme, où la peur de l’autre conduit immanquablement à différentes formes d’ostracisme ou de discrimination. Les réplicants comme les aliens, communément appelés “bestioles”, subissent le même mépris, et sont fréquemment exploités dans des conditions proches de l’esclavage. Nous retrouvons également quelques travers de nos sociétés occidentales : manipulation de l’information, influence croissante des partis d’extrême-droite, injustice économique (les laissés pour compte subsistent en exécutant des petits boulots sous-payés), politique répressive, légalisation de l’euthanasie . . .
 
A ces thèmes graves viennent s’ajouter quelques clins d’oeil plus légers : on découvre ainsi que les employés des transports madrilènes se mettent fréquemment en grève, au grand désespoir des usagers du tramway, généralement bondé aux heures de pointe. Ca ne vous rappelle pas quelque chose ?? La chirurgie esthétique est désormais monnaie courante, donnant l’illusion d’une jeunesse éternelle, alors que l’être humain demeure désespérément mortel. On apprend également que la fin du monde est prévue pour le 3 février 2109, comme ne manquent pas de le clamer à qui veut l’entendre des groupes d’Apocalyptiques illuminés ! La présidente du Mouvement Radical Réplicant répond quant à elle au nom de Myriam Chi. Myriam Chi ? Ne s’agirait-il pas là d’une référence à Myriam Chirousse, l’excellente traductrice du roman, dont j’avais déjà pu apprécier la qualité du travail sur Le Roi transparent ? Celle-ci a probablement apprécié cette petite attention de l’auteur !

 

Ce passionnant univers estampillé SF sert de cadre à une enquête policière tout à fait satisfaisante, que l’on a grand plaisir à suivre jusqu’à son dénouement.  Des larmes sous la pluie est aussi un roman noir, et tous les ingrédients les clichés du genre sont ici réunis. L’intrigue se distingue cependant par la personnalité originale et atypique de son détective privé, qui n’a rien à envier aux Philip Marlowe et autres Sam Spade, lesquels cèdent ici la place à une jeune et attachante réplicante de combat. Rosa Montero compose un personnage de femme forte et fragile, sensible, qui se révèle presque plus humaine que les humains. Athlétique et solitaire, Bruna Husky se sent menacée par tous, et mène son enquête comme bon lui semble. Elle consacre une bonne partie de son temps libre à faire des puzzles (s’attirant par là même toute ma sympathie), et se répète en boucle cette obsédante litanie : “Quatre ans, trois mois, vingt jours”, “Quatre ans, trois mois, dix-neuf jours”  . . . Quatre ans et trois mois, soit le temps qu’il lui reste à vivre avant que la mort ne l’emporte définitivement. C’est là le triste sort des réplicants, condamnés à mourir d’un cancer dix ans après leur mise en service. Cette terrible fatalité permet à l’auteur de soulever quelques intéressantes questions philosophiques. Qu’est-ce que l’humanité ? Sommes nous définis par rapport à nos souvenirs ? Par rapport à nos rêves et autres aspirations ? Rosa Montero conduit à travers le personnage de Bruna une réflexion sur notre propre mortalité, ainsi que sur le travail de deuil consécutif à la mort d’un proche. Cela ajoute encore de la profondeur à un roman décidément très abouti.

 

Rosa Montero se révèle comme toujours redoutablement efficace, et capte l’attention de son lecteur dès la première phrase. Elle prouve une nouvelle fois toute l’étendue de son talent de conteuse, construisant sans jamais décevoir une oeuvre cohérente et d’une grande richesse thématique, transcendée par de superbes personnages féminins. J’ai préféré Le Roi transparent, mais ce dernier roman est cependant très réussi, et mérite d’être découvert. Je vais pour ma part me diriger vers les autres textes de l’auteur.
 
Un excellent roman de science-fiction. Recommandé par Miss Léo !

 
—————————–
 

 
Nouvelle participation espagnole au Challenge Voisins, voisines, organisé par notre amie Anne. J’inscris également ce roman au challenge Les Lieux Imaginaires, organisé par Arieste.
 

 

21 thoughts on “Des larmes sous la pluie – Rosa Montero

  1. Un billet que je bois comme tu petit lait! J'ai lu tous les romans de Montero, sauf Le territoire des barbares, et ce dernier ne m'a pas échappé! Dommage de s'en priver en effet sous prétexte qu'il y a le côté SF (et alors? ^_^)

  2. Il va vraiment falloir que je regarde de plus prés cette auteure que je ne connaissais pas. Merci pour l'avis et contente qu'il t'ai autant plu!

  3. Je ne suis pas non plus très science fiction mais j'ai aimé celui-ci, pour sa projection de notre société dans le futur. C'est aussi ce que je retrouve chez Somoza, par exemple.
    Il reste beaucoup d'humanité dans leurs personnages.

  4. J'ai choisi un autre titre (dont je ne me souviens plus, là, sur le moment) pour la découvrir, tu en parles très bien ! Mais celui-ci m'intéresse aussi. Elle parle asez bien le français et est très sympa (elle était à la Foire du livre de Bruxelles).

  5. Ton billet est très bien fait et donne forcément envie de se pencher sur ce livre ou bien Le roi transparent. Je note les deux 😀
    Bon week-end

    1. L'aspect SF est bel et bien présent, mais on peut aussi parler de roman visionnaire (je me suis posé la même question en écrivant mon billet).

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *