Wilderness – Lance Weller

 Titre original : Wilderness
Traduction (américain) : François Happe
Editions Gallmeister, 2012, 406 pages (édition de poche)

 

La première phrase :
Elle se réveille avec un sentiment d’urgence qu’elle ne comprend pas tout de suite, abandonnant l’éclat éblouissant du rivage de son rêve pour la nuit aveugle de la journée qui commence.

 

L’histoire :
1965. Jane Dao-ming Poole vivote paisiblement dans la maison de retraite où défilent les dernières années de son existence. Elle se remémore avec mélancolie sa vie passée, et se souvient notamment de cet homme qui l’a sauvée autrefois, l’arrachant aux griffes de la montagne enneigée où elle avait trouvé refuge avec ses parents. Abel Truman, vétéran de la Guerre de Sécession taciturne et solitaire, à jamais marqué par son expérience de soldat, vivait alors dans une petite cabane du nord-ouest américain, avec la nature et son chien pour seule compagnie…

 

L’opinion de Miss Léo :

 

Hum… Le Mois américain entre dans sa dernière semaine, et il me reste encore au moins trois livres à chroniquer. De là à prétendre que je suis mal organisée…

 

Celui dont je vais vous parler aujourd’hui me tient particulièrement à coeur. Wilderness est de ces romans envoûtants à la sobriété singulière, qui vous happent et vous ensorcellent sans prévenir dès les toutes premières pages. Lance Weller signe une oeuvre dense et ambitieuse, dans laquelle se marient avec bonheur des genres littéraires à première vue aussi antinomiques que le “nature writing” et le récit de guerre. Le romancier américain emprunte tout autant à l’imagerie du western qu’aux grands textes de Jack London ou Henry David Thoreau, et entremêle avec brio des thèmes classiques et familiers, qui prennent ici une résonance insoupçonnée.
 

 
Le roman bénéficie d’une construction habile et pleine de sens, qui met en lumière les aspects les plus sombres du Rêve américain. Le récit prend d’emblée un tour mélancolique, puisque nous abordons le premier chapitre en compagnie d’une vieille femme égrenant ses souvenirs. Ceux-ci nous ramènent en 1899, sur les traces d’un ancien combattant réfugié dans l’immensité sauvage d’une région isolée de la côte du Pacifique Nord. Les voyages solitaires d’Abel Truman, vieil homme taciturne perclus de douleurs et rongé par la maladie, sont ponctués de rencontres, qui toutes témoignent de la violence indélébile de cette civilisation bâtie dans le sang et la sueur. Petites gens aux moeurs chaleureuses ou gangsters pathétiques, alliés ou antagonistes, noirs ou blancs, hommes ou femmes, indiens ou esclaves affranchis : tous luttent pour survivre dans ce milieu hostile, et le roman est pour l’essentiel peuplé de personnages couverts de cicatrices et/ou souffrant de blessures morales. Lance Weller renvoie une image bien peu reluisante de cette Amérique souvent idéalisée, cependant plombée par une agressivité endémique et un racisme latent.
 
Cette absence totale de glamour est partiellement compensée par l’omniprésence de la nature, laquelle joue un rôle essentiel dans la progression du récit. Wilderness est un roman au style éthéré, souvent contemplatif, qui sollicite les sens et constitue une véritable expérience interactive pour le lecteur. La végétation humide, l’air iodé de la mer, le vent qui souffle dans les branches des arbres, la viande qui grille sur les feux de camp, les gémissements d’un chien en souffrance… Le lecteur en prend plein la vue/l’ouïe/l’odorat, et il est bien difficile de ne pas être ému par le déferlement sensoriel suscité par la plume puissamment évocatrice du romancier américain, admirablement servie par une excellente traduction.

 

Les flash-backs nous plongent au coeur de la bataille de la Wilderness, épisode méconnu de la Guerre de Sécession (un sujet qui me tient à coeur, comme j’ai eu l’occasion de le rappeler dans mon billet sur Gone with the Wind), ce qui nous vaut des scènes dignes des meilleures descriptions de la première Guerre Mondiale. L’immersion est totale pour le lecteur, qui découvre en même temps que les soldats le bruit, la fumée, la puanteur et la sauvagerie des combats. Les chevaux tombent les uns après les autres, les corps explosent sous les obus, les balles fusent de toute part, tandis que les survivants luttent frénétiquement pour s’extirper de cet enfer surréaliste. Les scènes d’affrontement, la plupart du temps âpres et crues, sont néanmoins d’une grande beauté, à l’image des rêves fiévreux d’un convalescent. Tout aussi terrifiantes sont les descriptions des heures suivant la bataille : il faut amputer les blessés, apaiser la souffrance des mourants, pleurer la perte d’un ami ou d’un compagnon d’infortune. On se rattache alors à des petits bonheurs simples : l’arrivée d’un colis, la réception d’une nouvelle tunique, quelques traits d’humour forcé, qui aident à conserver une part d’humanité salvatrice au coeur de cette innommable boucherie. La façon dont l’auteur associe la violence paroxystique des combats à la beauté de la nature meurtrie m’a rappelé certains aspects du roman Guerres, de Timothy Findley. La vie d’Abel Truman sera à jamais marquée par cette expérience traumatisante, dont le souvenir continuera d’influencer sa façon d’agir tout au long de ses pérégrinations futures.

 

Lance Weller met en scène des personnages dont on ne sait pas grand chose, individus noyés dans la tourmente de l’Histoire, auxquels on s’attache pourtant très rapidement. Abel n’est pas un saint, mais un homme simple, aspirant à un peu de repos et de tranquillité. Les personnages féminins sont quant à eux forts et volontaires, et réussissent en peu de pages à marquer les esprits. Il est à noter que le texte n’est pas dépourvu d’humour, malgré la noirceur des thèmes abordés.

 

Wilderness est un premier roman totalement maîtrisé, dont la réussite résulte d’une rare et subtile alchimie entre la qualité de l’écriture, lumineuse, et l’intelligence du propos. J’ai eu la chance de le gagner à un concours organisé par Noctembule, mais je l’aurais de toute façon acheté, car il me tentait depuis sa sortie.

 

Un beau roman américain sur les liens étroits entre la guerre, la nature et les hommes. Magistral et émouvant !

 
 

Les avis de : Jérôme, Sylire, Val, Clara
 
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Nouvelle participation au Mois américain de Titine, du blog Plaisirs à cultiver.
 

20 thoughts on “Wilderness – Lance Weller

  1. Magnifique billet qui me donne encore plus envie de lire ce livre, le fond historique, le côté contemplatif et l'omniprésence de la nature sont des ingrédients qui m'attirent à coup sûr. Le pire c'est qu'à chaque fois que je vais à la librairie, je le vois mais ne le prends pas !

    1. Merci. Laisse-toi tenter ! Tu verras, il est remarquablement écrit pour un premier roman. Les thèmes sont abordés avec justesse et sensibilité.

  2. L'organisatrice du mois américain étant elle-même totalement désorganisée, tu peux donc te permettre de l'être ! J'avais repéré ce roman chez Jérôme et tu confirmes ses impressions. Encore un à rajouter sur ma liste infinie de romans à lire !!!!

  3. Argh… le côté nature m'attire beaucoup, mais je ne vais pas survivre à la guerre de Sécession…. j'aime beaucoup l'histoire, mais les guerres (batailles), ça ne passe pas en roman… (alors que je n'ai aucun problème à aller visiter un musée sur le sujet…) Bref, je passe mon tour, c'est plus sage !

    1. J'adore les scènes de bataille (lorsqu'elles sont bien écrites) ! Celles de Wilderness sont remarquables, et s'intègrent à merveille au reste du roman (notamment du point de vue rapport avec la nature et tout et tout).

  4. C'est un sacré beau billet punaise. Je me souviens qu'à sa sortie, vraiment il était couvert par les éloges des blogueurs. Je ne suis pas très nature writing, ni très guerre de Sécession, et pourtant ça me donne quand même envie de le tenter (malgré l'absence de glamour aussi).

    1. C'est l'un des meilleurs romans que j'aie lus depuis longtemps. Je ne suis pas trop nature writing non plus, mais Lance Weller écrit de façon remarquable.

  5. Moi, j'ai adoré … la fin …. l'épopée du viel homme qui se coltine avec la montagne, tout ça, le côté rédemption et le personnage féminin, dont le prénom m'échappe, d'ailleurs … Avant, je ne me suis pas vraiment ennuyée, il ne faut pas exagérer, mais si emballée que toi, j'avoue, Il faut dire que je pensais que c'était un livre plus roman historique sur la guerre de Sécession, alors que ce n'est pas le cas …

    1. Effectivement, la guerre de Sécession n'est qu'un élément parmi d'autres. J'ai trouvé que tous cela s'imbriquait de façon remarquable, et j'ai adoré l'écriture de l'auteur. La fin m'a également beaucoup plu.

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